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Interview Rencontre

Lindsay Rivière : «Business Magazine a décomplexé le secteur privé»

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Lindsay Rivière : «Business Magazine a décomplexé le secteur privé» | business-magazine.mu

Première publication d’affaires à Maurice, Business Magazine a été le précurseur de la presse économique. Quand on parle du magazine, on ne peut passer à côté de Lindsay Rivière. C’est lui qui a lancé la publication en 1992 avec quelques partenaires de PwC. Une aventure originale à l’époque et qui a marqué les esprits.

BUSINESSMAG. Lindsay Rivière, Business Magazine c’est un peu votre bébé. Dans quel contexte lancez-vous le magazine en 1992 ?

Vers la fin des années ’80 et au début des années ’90, l’économie s’emballe et on en parle de plus en plus, et moins de politique et de social, comme c’était le cas auparavant. Quand nous lançons Business Magazine en 1992, c’est avec l’objectif de prôner une nouvelle culture de journalisme économique. L’économie occupait peu de place dans la presse et il n’y avait pas de spécialistes autre que Pierre Dinan. Il n’y avait pas de journalistes économiques en tant que tels. C’était un vide considérable dans la presse mauricienne que j’avais personnellement pu constater en travaillant à l’étranger. J’ai donc souhaité doter le pays d’un magazine économique tout en développant la presse magazine, et deuxièmement créer une culture économique basée sur l’information et l’opinion économique. Tout cela en contribuant à l’éducation économique de la nation et des jeunes en particulier. On se posait la question avec des partenaires de PwC, Robert Bigaignon, Jean Paul de Chazal et Bernard Mayer, s’il fallait un mensuel ou un hebdomadaire. J’ai insisté pour un hebdo et la suite m’a d’ailleurs donné raison. Donc, nous avons créé un petit groupe de presse axé sur l’économie.

Au début des années ’90, tout était encore déterminé par la politique. Les références de la nation étaient les leaders politiques et l’objectif était aussi de changer les choses, de proposer aux Mauriciens d’autres modèles de succès, d’autres réflexions que celles des hommes politiques. Et cela a été un succès, puisque nous avons fait parler des centaines de chefs d’entreprise et de cadres supérieurs, qui n’étaient autrefois pas entendus.

Parallèlement, nous avons beaucoup développé la presse magazine. Jusqu’à la vente de Business Magazine à La Sentinelle, nous avions déjà développé une dizaine de magazines, dont les 100 premières compagnies, qui était absolument original à l’époque, mais aussi Business Leaders, qui demeure toujours unique dans le paysage médiatique local, le Business Yearbook publié chaque année à l’occasion des célébrations de l’Indépendance. Nous avons aussi lancé Lifestyle, ainsi que des annuaires et guides dans le domaine économique. Autant dire que notre projet a été un succès financier. Elle a permis l’émergence d’un journalisme différent et a contribué à la réflexion économique dans le pays. Aujourd’hui, après 25 ans, je dirais que Business Magazine a marqué les esprits et donné à tout le secteur privé une voix plus importante dans le débat national.

BUSINESSMAG. Comme Business Magazine représentait une nouvelle forme de journalisme, quelles étaient les réactions, tant dans le privé que dans le monde politique ?

L’arrivée de Business Magazine a coïncidé avec la période Sithanen qui était un grand libéral, et qui reste d’après moi un des meilleurs ministres des Finances qu’on ait eus. C’est Sithanen qui a véritablement réformé l’économie. Au niveau du secteur privé, la seule réserve c’était la culture du secret. À l’époque, il n’aimait pas qu’on parle de ses dirigeants et de ses profits. Cette mentalité découlait un peu de la colonisation française. Dans la culture française, on ne parle pas d’argent. Dans la culture anglo-saxonne, c’est le contraire. Ainsi, quand nous lançons le Top 100 Companies, personne ne voulait donner des informations. J’ai fait le premier Top 100 sans le secteur privé, en faisant mes propres recherches. Et quand il a été publié, cela a été un petit coup de tonnerre dans le ciel portlouisien. Nous avons eu beaucoup de reproches, parce que le Top 100 prenait le contre-pied de cette culture du secret qui régnait dans le privé. Nous avons persévéré et cinq ans plus tard, ce sont les entreprises qui venaient vers nous pour figurer dans le classement.

BUSINESSMAG. Pendant de nombreuses années, Business Magazine a eu cette image d’une publication pro-secteur privé. C’était assumé ?

Oui, et sans honte, Business Magazine était une voix du secteur privé et nous avons toujours assumé cette position et nous avons poussé vers le libéralisme économique. Toutes nos politiques ont été déterminées par plus de liberté au secteur privé, moins d’interventionnisme gouvernemental, plus de liberté de choix. On nous a aussi reproché un certain élitisme. Là aussi, je l’assume entièrement. Nous n’avons jamais été une publication de masse. Nous nous sommes volontairement positionnés dans le upmarket en faisant volontairement la promotion des idées du secteur privé, comme c’est le cas d’ailleurs à l’étranger, et je crois que cela a bien servi le pays.

BUSINESSMAG. Faire parler les CEO et hauts cadres, c’était nouveau. N’y avait-il pas une certaine frilosité de leur part – c’est souvent encore le cas d’ailleurs – à donner des informations stratégiques et financières à la presse ?

Effectivement, il y a eu une frilosité, d’autant plus que nous étions dans une période particulière où la politique dominait tous les débats et cela depuis l’Indépendance. À cette époque, le profit était un péché. Mais nous avons persévéré. Nous avons proposé au pays des modèles différents, autres que ceux des politiciens. À l’époque, les grands patrons du privé, c’étaient les sir Emile Sériès, Michel de Spéville, Jean Paul Adam, René Seeyave, entre autres. Nous les avons tous mis en couverture. Business Magazine a été bâti un peu dans la mouvance de Time Magazine, avec des visages en couverture.

BUSINESSMAG. Mettre en couverture les visages du succès était-ce pour, d’une certaine manière, inspirer la population?

Exactement, nous voulions célébrer le succès et c’est d’ailleurs ce que j’ai écrit dans mon premier éditorial. Mais un succès qui soit la conséquence de l’effort.

J’ai toujours été très pro-initiative, très pro-effort et très pro-succès. Nous voulions dire bravo à ces chefs d’entreprise qui avaient réussi à faire des milliards de profits, qui avaient réussi à créer des emplois. C’est tout cela, l’installation de cette nouvelle culture libérale, sans honte, ni complexe, qui a contribué à relancer l’économie mauricienne.

C’est important de célébrer le succès. Parallèlement, nous avons mené à travers Business Magazine un combat pour une fiscalité légère et l’ouverture du pays, calquée sur le modèle de Singapour.

BUSINESSMAG. Vingt-cinq ans après, c’est toujours un sujet d’actualité…

Absolument ! Laissons venir les cadres, laissons venir les idées, ouvrons les fenêtres. C’est dans cette direction que nous devons aller.

BUSINESSMAG. Plus de liberté au privé, moins d’interventionnisme étatique, faut-il aller encore plus loin en termes d’allègement fiscal ?

Oui, mais remarquez qu’aujourd’hui avec 15 % d’impôt sur les sociétés et l’exemption d’impôt sur les dividendes, nous avons un régime fiscal extrêmement attrayant, l’un des meilleurs au monde, qui n’est égalé que par Hong Kong et l’Irlande. Mais si on pouvait aller vers 10 %, avec moins de taxes directes et plus de taxes indirectes, autrement dit, moins de taxes sur l’effort et l’initiative, ce serait un modèle idéal. Il n’y a aucun complexe à bouger vers un seuil fiscal de 10 %, d’autant plus que l’impôt direct représente aujourd’hui une part très faible des revenus de l’État. On pourrait carrément éliminer l’impôt sur le revenu que cela n’aurait pas un énorme impact budgétaire. Mais bon, pour des raisons à la fois politiques et sociales, on ne peut pas le faire.

BUSINESSMAG. Baisser la taxe sur les sociétés serait encore perçu comme un cadeau au secteur privé qui, vous conviendrez, a toujours eu une image négative de par histoire douloureuse du pays liée à l’esclavage et aux barons sucriers…

C’est vrai qu’on a souvent associé le secteur privé à l’exploitation, mais moins aujourd’hui. Mais je reste convaincu que nous avons besoin d’une fiscalité légère, encore plus légère. J’aime bien aussi ce concept de nouvelle vague d’immigration. Cela ne devrait pas nous inquiéter. Il y aurait un transfert de know-how, des compétences nouvelles dans des secteurs nouveaux. Et nous Mauriciens, nous pouvons absorber ce transfert de know-how très intelligemment. Nous l’avons fait dans le secteur touristique avec des directeurs d’hôtels étrangers, dans l’industrie, dans l’offshore. Il y a des phases de développement durant lesquelles nous avons besoin d’étrangers, ensuite ils s’en vont et nous, nous continuons.

BUSINESSMAG. Mais certaines prises de position ont montré que le gouvernement est plutôt réfractaire à une plus grande ouverture du pays. Votre avis ?

Il y a une petite fibre xénophobe à Maurice. C’est dommage ! Il faudrait ouvrir le pays encore plus, et pas seulement le pays. Il faut créer des partenariats Mauriciens / étrangers plus nombreux et plus dynamiques. Nous restons un peu provinciaux. Malheureusement, le secteur privé mauricien hésite un peu à engager des partenariats avec des groupes étrangers, pour ne pas diluer son influence. Le secteur privé doit aussi ouvrir ses boardrooms aux femmes, aux intelligences nouvelles, aux étrangers.

BUSINESSMAG. Quand vous lisez la presse économique aujourd’hui, estimez-vous que le secteur privé s’est ouvert un peu plus à communiquer avec les journalistes ?

Définitivement oui ! Je ne dis pas cela pour nous flatter, mais Business Magazine est pour beaucoup dans ce changement. Nous avons contribué à instaurer une nouvelle culture. Il fallait que le secteur privé cesse d’avoir peur, et joue aussi la transparence. Business Magazine a décomplexé le secteur privé. Il a encouragé le privé à mieux communiquer, à se déculpabiliser, à lever la tête et dire qu’il n’y a pas que des hommes politiques à Maurice et pas que les politiques gouvernementales qui poussent Maurice. En fait, la prospérité mauricienne est le résultat de cette concertation entre le gouvernement et ses politiques et l’exécution du secteur privé. C’est une bonne synergie.

BUSINESSMAG. Certes, mais pour la transparence ce n’est pas encore gagné, n’est-ce pas ?

C’est un autre combat, mais nous avançons. Il y a le Code de bonne gouvernance, l’évolution des rapports annuels des compagnies et le concours de Corporate Reporting Awards initié par PwC qui contribue à encourager plus de transparence dans la communication financière. PwC a d’ailleurs été à l’origine du fameux Budget lunch devenu une tradition avec le ministre des Finances au lendemain de la présentation du Budget. Là encore, on s’était inspiré du modèle occidental. On jouait l’ouverture à fond. Il le faut. L’avenir est dans l’ouverture. L’ouverture des boardrooms, l’ouverture des entreprises, l’ouverture de l’actionnariat, l’ouverture des compétences.

BUSINESSMAG. Vous avez toujours dit que la presse, c’est un marathon. Qu’est-ce qui fait que Business Magazine ait pu tenir 25 années sans flancher alors que d’autres n’ont pas survécu ?

Il y a eu effectivement d’autres expériences malheureuses, mais quand c’était le fait de journalistes croyant maîtriser l’économie. La presse économique est une presse spécialisée. Je crois que le succès de Business Magazine a été de réconcilier une certaine qualité journalistique et une connaissance technique et, de ce point de vue, avec PwC, on avait toute cette compétence technique nécessaire. La presse est effectivement un marathon, ce qui est important, ce n’est pas le premier numéro, c’est le 100e, le 1 000e, etc. Cela demande vraiment un engagement de tous les instants. Mais l’important est de pouvoir réconcilier compétences techniques et journalistiques. C’est cela qui me frappe d’ailleurs dans la presse, il y a beaucoup de bonne volonté, beaucoup de jeunes, mais il n’y a pas nécessairement la connaissance économique.

BUSINESSMAG. Tous les journalistes qui sont passés entre vos mains seront d’accord avec moi : votre principal trait de caractère, c’est la rigueur. Je me trompe ?

La rigueur est, en effet, très importante pour moi. On pourra toujours dire que je suis de la vieille école, que je suis conservateur, cela tant sur le plan de la morale qu’au niveau de l’exigence des lecteurs. Je pense qu’il faut être exigeant vis-à-vis de ses collaborateurs et ne pas se satisfaire de l’à-peu-près. Le pays est un peu enclin vers une certaine facilité et il faut, surtout dans le domaine de l’économie, ne pas se tromper puisque nos lecteurs sont souvent très formés.

Business Magazine a probablement eu le lectorat le plus intelligent de Maurice : des cadres supérieurs, des patrons, des gens à qui on ne la fait pas. On ne peut pas venir leur raconter n’importe quoi sur n’importe quoi. Je n’ai jamais visé à être populaire; j’ai toujours visé à être respecté et cela je l’ai appris de mes maîtres, notamment Dr Philippe Forget, sir Marc David et André Masson. J’ai appris assez rapidement que la crédibilité est un bouclier dans la presse. Cela a toujours été un des principes de ma vie, c’est Marc David qui me disait : «Ta crédibilité, c’est ton bouclier». Tout se paie dans la presse, à commencer par l’amateurisme. La presse ne peut se permettre l’amateurisme. C’est la crédibilité qui nous protégera d’éventuelles sanctions politiques ou de vengeances personnelles. Tant que nous restons crédibles, nous serons à l’abri des critiques.

BUSINESSMAG. En parlant de crédibilité justement, on assiste depuis quelques années à un foisonnement de scandales dans le pays. Dans un tel climat où commence et où s’arrête le rôle de la presse ?

Il y a toujours eu des scandales à Maurice, mais ils ne remontaient pas à la surface. Aujourd’hui, avec les nouveaux moyens technologiques, l’information circule plus librement et avec les contre-pouvoirs qui fonctionnent, on est beaucoup plus au fait des scandales. Deuxièmement, il y a un appétit de la population aujourd’hui pour plus de transparence. Elle veut savoir. Corriger ce qui ne va pas. Il y a une presse plus professionnelle qui fait du journalisme d’investigation. Au Media Trust, par exemple, nous formons beaucoup de journalistes dans ce domaine. Il y a aussi l’éthique morale qui fait qu’on n’accepte plus ce qu’on acceptait avant.

BUSINESSMAG. Est-ce un signe que la mentalité du citoyen mauricien est en train d’évoluer?

Énormément, et c’est très bien ainsi. Nous avions connu une époque à Maurice vers les années ‘50 et ‘60 où la culture populaire était de regarder le gouvernement en disant «tout dans ou la main… ou mem mama ou mem papa». Cette époque est révolue. Aujourd’hui, le citoyen est debout, veut être respecté, s’indigne et dénonce. Il signe des pétitions, fait pression sur la classe politique. Il n’accepte plus ce que décident les politiciens. On l’a vu en décembre 2014... Nous avons un peuple plus intelligent, plus éduqué et plus volontaire. Le peuple veut être respecté et si les politiciens ne comprennent pas cela, la politique risque de se dégrader de plus en plus, comme en Occident où la politique est complètement dépassée. Cette orientation me plaît. La jeunesse doit se mettre debout et réclamer des comptes, exiger la transparence et un comportement conforme à l’éthique. Notre pays a énormément évolué, non seulement au niveau des structures, des modèles économiques, mais aussi sur le plan de la morale publique.

BUSINESSMAG. En 2011, vous faites le choix de vendre Business Publications Ltd au groupe La Sentinelle. Regrettez-vous cette décision ?

J’étais arrivé à une étape de ma vie où j’étais gravement malade et où je me sentais véritablement en fin de vie. C’était une période assez difficile de ma vie, ma santé déclinait très rapidement et j’ai souhaité assurer la pérennité de ce que j’avais bâti pendant 20 ans. J’ai voulu que Business Magazine et les autres publications de Business Publications Ltd continuent, que les employés continuent à travailler. Pour ce faire, il fallait se rapprocher d’un groupe qui aurait la possibilité de préserver et porter Business Magazine encore plus loin. Et je suis quelque part content de l’avoir fait. Business Magazine est toujours là présent, aussi fort que jamais. Et je suis content de voir que Business Publications Ltd continue d’innover.

En outre, je constate que le journalisme économique s’est imposé dans la presse mauricienne. Je suis heureux de voir que l’avenir est assuré de ce point de vue.

Je vois, par contre, un peu moins d’engagement idéologique. Personnellement, j’ai été ouvertement libéral, proposant au pays un libéralisme sans fard, sans honte, sans complexe. L’avenir de Maurice est dans le libéralisme, l’ouverture, l’accueil des étrangers, l’innovation. S’il y a une chose que j’aurais souhaité, c’est que Business Magazine continue à en faire son credo.