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Navin Beekarry : «Certains puissants individus sont prêts à tout pour blanchir leur réputation»

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L’Independent Commission Against Corruption (ICAC) a été activement impliquée dans l’application du plan d’action du groupe d’action financière (GAFI). Un processus complexe où il a fallu démontrer l’efficacité de notre mécanisme de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Dans l’entretien qui suit, son directeur général, Navin Beekarry, se dit confiant que les mesures correctives ayant permis à maurice de sortir de la liste grise vont permettre notre retrait de la liste noire de l’union européenne. Par ailleurs, il fait ressortir qu’il y a une certaine méconnaissance par rapport aux méthodes d’investigation de l’icac, à ses procédures opérationnelles et légales, ainsi qu’à la finalité de ses enquêtes. Ce qui renforce une perception d’opacité et de parti pris.

Ces derniers mois, l’ICAC a été particulièrement active en multipliant les enquêtes et les arrestations par rapport à des affaires financières, voire politico-financières. Si ces démarches sont à saluer, d’aucuns s’étonnent et disent que si l’ICAC se retrouve au-devant de la scène, c’est surtout parce qu’il fallait démontrer au GAFI l’efficacité de nos méthodologies d’enquête. Que leur rétorquez-vous ?

Croyez-moi, le Groupe d’action financière (GAFI) est bien mieux renseigné sur les agissements de l’ICAC qu’on peut le croire. Comme toute institution d’investigation, l’ICAC est tenue par le secret de l’instruction. Suivant le principe de la présomption d’innocence, nous ne pouvons divulguer les tenants et les aboutissants de nos enquêtes avant que la justice ne se prononce. Alors qu’on nous accuse de pratiquer l’opacité, c’est le principe de confidentialité qui nous gouverne, comme toute autre agence impliquée dans l’application des lois, dans la conduite des enquêtes et dans la protection des témoins, car nous pouvons dévoiler aux bandits ce qui les attend. À titre d’exemple, même le GAFI nous a fait signer une clause de confidentialité dans le cadre du dossier de la liste grise lors de ce processus. Ce réflexe de nous «impute motives», relève d’une méconnaissance sur le fonctionnement du GAFI. Celui-ci ne se prête pas au jeu de la perception ; elle va profondément dans les «issues». Toutefois, Maurice étant un petit pays où tout le monde connaît tout le monde, il n’est pas étonnant que certaines indiscrétions apparaissent de temps à autre dans les journaux. Cela renforce malheureusement cette perception d’opacité et de partialité. Cependant, la connaissance publique de la présence de la délégation du GAFI à Maurice n’a fait qu’attirer davantage l’attention des Mauriciens sur ces enquêtes. Et les journalistes ont fait leur boulot. En outre, la méconnaissance de nos méthodes d’investigation, de nos procédures opérationnelles et légales ainsi que de la finalité de nos enquêtes renforce malheureusement cette perception d’opacité et de parti pris. Nous nous réconfortons cependant que nos méthodes et procédures ont été sous l’œil critique d’un chien de garde sévère comme le GAFI qui s’est dit satisfait des améliorations apportées dans l’efficacité de nos institutions engagées dans la lutte AML/CFT, dont l’ICAC.

Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a des critiques selon lesquelles les institutions comme l’ICAC sont instrumentalisées à des fins politiques…

Il est très difficile de changer une perception. Nous ne pouvons dicter aux gens quoi penser, d’autant plus qu’à l’ICAC, nous sommes tenus aux secrets de l’instruction, comme je l’ai expliqué plus haut. L’ICAC – car je ne peux répondre que pour l’ICAC – est tenue d’opérer selon les paramètres déjà bien définis et dans les limites opérationnelles de nos lois. Et nous avons des comptes à rendre sous la loi. Il est normal que faute d’avoir accès à tous les éléments d’un dossier, certaines personnes se laissent aller à des conclusions hâtives et simplistes. Il est malheureux qu’au fil des années, un discours s’est développé pour saper la confiance du public dans une institution nationale qui, de par sa mission, assainit l’environnement socio-économique du pays. Ce discours a engendré cette perception, sans fondement, d’opacité et de parti pris. Et cela profite à qui ? Il faut savoir qu’il y a de puissants individus sur lesquels nous enquêtons qui sont prêts à tout pour blanchir leur réputation. Pour notre part, nous restons sereins.

«Alors qu’on nous accuse de pratiquer l’opacité, c’est le principe de confidentialité qui nous gouverne»

L’épisode de la liste grise est derrière nous. La prochaine étape est maintenant le delisting de la juridiction mauricienne de la liste noire de l’Union européenne. À quand un dénouement positif à ce niveau ?

La liste noire de l’Union européenne est étroitement liée à la liste grise du GAFI. Maurice s’est retrouvé sur la liste noire de l’Union européenne en conséquence de son inclusion sur la liste grise du GAFI. Maintenant que nous sommes sortis de cette liste grise du GAFI grâce à notre conformité aux exigences du GAFI, nous sommes confiants que les mesures correctives qui nous ont permis de sortir de la liste grise du GAFI vont nous aider à sortir de la liste noire de l’Union européenne.

En tant que directeur de l’ICAC, vous avez joué un rôle clé au niveau du sous-comité sur le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme en vue de l’application du plan d’action du GAFI. Pouvez-vous nous détailler les procédures mises en place par Maurice en termes d’Anti-Money Laundering/ Combating the Financing of Terrorism (AML/CFT) ?

Certes, j’ai eu la tâche de présider le sous-comité institué pour assurer une coordination plus efficace entre les institutions concernées et le suivi de la mise en œuvre des «action items» afin de répondre aux lacunes stratégiques soulignées dans le plan d’action du Joint Group du GAFI. Ce comité est une émanation du Core Group qui répond au comité interministériel présidé par le Premier ministre. Ce sous-comité comprend, entre autres, le Solicitor General, la Banque centrale, la Financial Services Commission (FSC), la Financial Intelligence Unit (FIU), l’Independent Commission Against Corruption (ICAC). L’ICAC n’est qu’un maillon dans ce grand écosystème de lutte anti-blanchiment et anti-financement du terrorisme à Maurice. Ce sous-comité s’est rencontré régulièrement durant cette période de suivi de la mise en application du Plan d’action du Joint Group du GAFI. Il y a eu aussi des comités techniques qui ont travaillé sur les sujets qui les concernent, sous l’égide du sous-comité. Nous pouvons toutefois dire que c’est cette structure qui nous a amenés à rehausser la capacité de nos institutions pour mieux implémenter le Plan d’action, y compris enquêter sur le blanchiment d’argent et la corruption. Nous avons aussi réformé pour le mieux, sur le plan légal et dans la pratique, notre système d’AML/CFT, entre autres. Maurice a également renforcé sa coopération avec les gouvernements et les institutions sur les plans national et international.

On peut donc dire que ces derniers mois il y a eu un renforcement de la coopération entre des institutions publiques clés comme l’ICAC, la FSC, la FIU et la Banque de Maurice…

Oui, comme mentionné plus tôt. Travailler ensemble pour sortir Maurice de la liste grise du GAFI a été une occasion en or pour consolider les liens entre ces diverses institutions. Cette coordination entre les institutions a contribué énormément à cet élan. D’ailleurs, une des exigences du GAFI, c’est une meilleure synergie entre toutes les institutions nationales, régionales et internationales afin d’augmenter leur efficacité dans la lutte AML/CTF. Les institutions sont sorties grandies. De par mon expérience de ce processus et mon expertise dans ce domaine, je n’ai aucun doute que nous allons continuer dans cet élan.

En un court laps de temps, il a fallu mettre en place une structure inter-gouvernementale et privée pour adresser les cinq déficiences stratégiques relevées par le GAFI. Comment cette coordination s’est-elle faite ?

Dès le départ, il y a eu un engagement politique de haut niveau pour faire sortir Maurice de la liste grise du GAFI. Cette volonté politique, qui émane du comité interministériel et du gouvernement, a vite fait de galvaniser tous ceux concernés, dans un élan patriotique, pour travailler ensemble : les gens du gouvernement comme ceux du secteur privé. Avec toute cette bonne volonté réunie, nous ne pouvions ne pas réussir. On peut dire que le résultat aujourd’hui témoigne de cette volonté, du travail d’équipe et de cette coordination entre les secteurs public et privé.

«Il y a désormais davantage de coopération entre les diverses agences engagées dans la lutte AML/CTF»

L’un des reproches formulés par le GAFI, c’est qu’il y avait une carence au niveau de la législation d’AML/CFT et dans la façon de mener les enquêtes touchant à la corruption, qu’elle soit petite ou grande. Était-ce le cas ?

S’il y avait une quelconque carence, il faut croire qu’on s’est amélioré, puisque le GAFI a décidé de nous sortir de sa liste grise. Pour cela, le GAFI a dû être satisfait de l’efficacité de notre arsenal législatif et institutionnel AML/CTF qui comprend les régulateurs et superviseurs et les law enforcement agencies, y compris l’ICAC, la police, la Mauritius Revenue Authority et la Gambling Regulatory Authority. L’interview du président du GAFI dans le quotidien l’Express du 27 octobre 2021 témoigne de l’efficacité des institutions, y compris des enquêtes. Il faut d’ailleurs noter que le GAFI se penche sur l’ensemble des systèmes AML/ CTF et non sur une institution en particulier. Pour s’assurer de l’efficacité des mesures prises par notre juridiction, le GAFI a évalué non seulement nos divers rapports d’étape (progress reports) et nos face-to-face meetings, mais sa délégation s’est déplacée pour venir constater de visu le progrès réalisé et évaluer sur place notre efficacité avant de nous donner leur certificat de compétence. Précisons toutefois que le GAFI est concerné par les enquêtes de blanchiment, du financement du terrorisme, les enquêtes de corruption et autres crimes financiers dans une perspective de blanchiment et du financement du terrorisme. Dire que l’ICAC est seule responsable de l’inclusion de Maurice sur cette liste est complètement erroné et relève d’une ignorance de ce que comprend le système du GAFI, avec ses standards, sa méthodologie et son processus d’évaluation. Je dois dire cependant que le GAFI a souligné que nous sommes sortis de la liste grise bien avant l’échéance, démontrant ainsi notre sérieux et notre engagement à donner priorité à l’amélioration de l’efficacité de nos systèmes, de nos institutions et de nos législations en matière de lutte AML/CTF. Le souhait du GAFI de nous voir partager notre expérience dans la région aura des implications nationales, régionales et surtout internationales positives indéniables.

Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les améliorations qui ont été apportées, notamment concernant les enquêtes qui sont menées dans le secteur du global business et auprès des «designated financial institutions and professions» ?

Il y a désormais davantage de coopération entre les diverses agences engagées dans la lutte AML/CTF. Cela, en termes d’échanges d’informations formelles et informelles, ou dans les enquêtes parallèles. Cette coopération inter-agences touche également à la formation et au renforcement de capacité des enquêteurs. Outre la collaboration entre les institutions, comme je l’ai expliqué précédemment, les enquêteurs et prosecutors des diverses institutions ont bénéficié de sessions de formation pointues et ciblées concernant les enquêtes sur les crimes financiers, le money trail, l’identification du beneficial ownership, comprendre et décoder des structures financières complexes utilisées par ceux qui blanchissent l’argent, les avoirs électroniques, entre autres. Tout cela a aidé à renforcer la capacité de toutes les institutions concernées à s’armer pour l’avenir.

Au niveau de l’ICAC, est-ce qu’il y a eu une réorganisation sur le plan opérationnel pour mener les investigations financières ? Pouvez-vous nous en dire plus ?

Grâce à des formations pointues et grâce à des échanges fructueux avec nos partenaires, nous améliorons constamment nos opérations. Nous sommes condamnés à nous adapter continuellement à la complexité grandissante des délits liés à l’AML/CFT. À titre d’exemple, à l’ICAC, nous sommes actuellement en train d’accorder une attention particulière aux enquêtes correspondant au risk profile de Maurice. D’ailleurs, la mise en œuvre des recommandations du GAFI n’a d’autre objectif général que d’améliorer notre performance et notre efficacité. N’oublions pas toutefois que nous n’avons pas d’autre choix que de garder le haut niveau d’efficacité dont le GAFI s’est dit satisfait.

On sait que les investigations financières ou encore les questions de conformité exigent des compétences pointues. Avons-nous suffisamment de professionnels de calibre à Maurice ou faut-il former davantage de Mauriciens ?

Au fil des années, l’ICAC a développé une expertise que le GAFI lui-même a reconnue. D’ailleurs, le fait que nous sommes sortis de la liste grise six mois avant l’échéance est gage du niveau de compétence et de professionnalisme dans notre écosystème. N’empêche que grâce à des partenaires internationaux, nous continuons à assurer la formation constante de nos officiers. D’ailleurs, une formation continue est une condition sine qua non pour progresser dans n’importe quel secteur d’activité. Et notre secteur de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme ne fait pas exception, d’autant plus que les méthodes employées par les criminels deviennent de plus en plus sophistiquées, notamment dans le domaine de la fintech et de la blockchain. Par exemple, nous tenons actuellement une formation sur la lutte contre la corruption et le recouvrement des avoirs. Cela, grâce à la collaboration de l’International Anti-Corruption Centre (IACCC) du Royaume-Uni. Outre les officiers de l’ICAC, cette formation est destinée à ceux de la FIU, de la MRA et du bureau du DPP, entre autres. Comme vous le constatez, c’est un exercice inter-agences engagées dans la lutte AML/CFT.

Justement, le Parquet planche ces jours-ci sur la préparation d’un texte de loi sur les actifs virtuels car dans cette ère du numérique, les risques de fraude à travers notamment les cryptomonnaies sont plus grands. Comment voyezvous l’apport de l’ICAC dans la détection et les investigations touchant aux transactions suspicieuses par voie de monnaie numérique ?

Combattre la cybercriminalité financière et nous prémunir contre les risques informatiques sont des défis que nous relevons déjà au quotidien. Les criminels investissent déjà le domaine de la technologie informatique et nous sommes en présence d’enquêtes en ce sens. Il est important par conséquent que nos lois soient mises à jour pour pouvoir être à même de sanctionner ces délits informatiques. L’ICAC reste intransigeante dans l’application des lois. C’est un fait indéniable que la formation continue est une condition sine qua non dans la lutte contre les crimes financiers, car les méthodes employées par les criminels sont de plus en plus sophistiquées, surtout avec les développements dans le domaine de la technologie fintech et dans la blockchain. À l’ICAC, nous avons de très bons éléments issus, entre autres, des secteurs bancaire et financier. Comme je vous l’ai dit précédemment, nous avons déjà fait des recommandations aux autorités en ce sens.

Vous avez déclaré que le prochain exercice de supervision du GAFI se fera dans quatre ou cinq ans. Le bon sens veut que les institutions chargées de mener le combat contre la corruption et le crime économique se renforcent sous peine de se faire rattraper par les gendarmes financiers. Concrètement, que faut-il faire?

Sachez d’abord que notre juridiction – comme celle des autres pays d’ailleurs – continue à travailler avec des instances comme le GAFI, l’Eastern and Southern Africa Anti-Money Laundering Group (ESAAMLG) ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). En outre, suivant notre sortie de la liste grise du GAFI et bientôt de la liste noire de l’Union européenne, nous devrons tout faire pour maintenir ce haut niveau d’efficacité de notre juridiction qui nous a justement permis de sortir de la liste grise du GAFI et bientôt de la liste noire de l’UE. En outre, nous avons tout fait pour que le fonctionnement et la vigilance du Core Group soient un processus continu, comme un garde-fou. L’avenir de notre écosystème d’AML/CFT passe par notre propre capacité à nous réinventer pour relever les défis que nous posent ces criminels financiers qui ne reculent devant rien pour blanchir leur argent mal acquis.

«Les criminels investissent déjà le domaine de la technologie informatique”

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