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Édito

La Covid au temps des colonies

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Philippe A. Forget

«Contrastez le fait que pour les 2,8 millions de morts jusqu’ici, c’est le pays le plus riche du monde qui mène le bal, les États-Unis, et que des dix pays ayant le plus de morts, neuf sont ‘développés’* !» – Philippe A. Forget

Comment aurions-nous fait à l’époque ? Que faisaient nos ancêtres lors de l’épidémie de la grippe espagnole ?

Ces questions sont intéressantes parce qu’elles permettent de situer le progrès accompli par l’humanité entre-temps, de fortement relativiser le poids de la présente pandémie et aussi de poser la question de savoir si les décisions prises et les conséquences économiques sont proportionnées. Même si les chiffres de l’époque n’ont pas la précision de maintenant.

Les pandémies de grippe A (H1N1) ont toujours miné l’humanité. Entre 1700 et 1889, elles apparaissaient tous les 50 ou 60 ans. Et puis, ça s’accélère et le cycle raccourci se situe entre 10 et 40 ans. La propagation plus facile du virus correspond à l’accroissement de la population, l’urbanisation et la progression accélérée des échanges commerciaux. Déjà ! Fondamentalement, ça n’a pas beaucoup changé. Ça aura seulement empiré !

Après quelques alertes anecdotiques en 1917, on identifie la souche éventuellement mortelle en janvier 1918, au Kansas. Si cette fois-ci on évoque le virus chinois, cette fois-là il était apparemment américain ! Sauf si l’on évoque l’épopée des 135 000 laboureurs chinois, transitant aux États-Unis, en 1917, en chemin pour Étaples, dans le nord de la France, d’où ils sont ‘distribués’ pour fouiller les tranchées requises par cette “drôle de guerre” ! La force expéditionnaire américaine qui débarque à Bordeaux en avril 1918 en fait cadeau additionnel aux Européens.

Au départ, les symptômes sont véniels. Les premiers cas mortels ne sont signalés qu’en septembre, à Boston pour être exact. Un variant ? Ce qui est sûr, c’est que cette souche est entre 10 et 30 fois plus mortelle que celle de la grippe, tuant 2,5 % à 3 % des grippés. On estime que 40 % de l’Amérique en est atteinte. Une infirmière sur quatre meurt. Le masque fait son apparition en décembre seulement. Les gestes ‘barrières’ familiers sont déjà présents fin 1918 : mains lavées, quarantaine, écoles et théâtres fermés, rassemblements interdits… seul le sanitizer semble nouveau en 2020.

Inhabituel est le fait que la mortalité touche surtout les 20-40 ans. Inhabituel aussi un taux de mortalité directe et induit de 2 % à 10 % ! Par contre, le lien entre la mortalité et la pauvreté est alors établi. S’il y a 2,3 millions de morts en Europe occidentale, il est estimé au minimum 18,5 millions de morts en Inde et 9,5 millions en Chine. L’Institut Pasteur estime le bilan total entre 20 millions et 50 millions de morts au moment où la pandémie s’éteint sur la planète vers la fin de l’été 1919, ayant évolué en la grippe saisonnière avec laquelle nous vivons depuis, à part quelques menaces occasionnelles de mutations plus graves. En l’absence de vaccins, c’est semble-t-il quand suffisamment de la population a été infectée que l’immunité naturelle s’installe.

À l’île Maurice, la grippe espagnole n’arrive qu’entre mars et juin 1919 et fera 10 000 morts. Les premiers suspects, arrivés d’Afrique du Sud par le Beira, furent mis en quarantaine à l’île Plate. Presque au même moment, l’Orénoque venant de Marseille fut, par contre, exempté de quarantaine. C’était notre cheval de Troie ? On pourrait soupçonner les asymptomatiques ? Ou une absence de précautions face à une maladie nouvelle et donc sous-estimée ? À La Réunion, on estime les fatalités à 10 000 – 20 000. Autres temps, autres mœurs. En mars, La Réunion, infectée avant nous, demande de l’aide à l’île Maurice et le voilier Queen Mary leur apportera, le 19 avril, 42 kilos de quinine ainsi que 12 kilos d’aspirine ! À Maurice, le Dr Momplé, en charge de la santé publique, conseille le ‘grand air’ et désavoue le prétexte imaginé de l’époque que… le rhum tuerait le virus !

«Un des facteurs principaux de la contagion accélérée de cette époque fut la censure, qui empêchait aussi évidemment la transmission de ‘bonnes informations’, ne serait-ce que pour mieux se défendre !» – Philippe A. Forget.

Pour qui souhaiterait mettre les choses en perspective, contrastez nos 10 morts actuels de Covid sur une population de 1,3 million aux 10 000 morts de 1919 sur une population d’environ 105 000… Contrastez la réduction moyenne de 6 % du PIB/ tête, en dollars, estimée par Robert Barro et autres (2020) pour la grippe espagnole et l’estimation locale de moins 21,6 % pour 2020 pour la Covid, selon MCB Focus No. 81 ! Contrastez le fait qu’aujourd’hui on peut ‘faire les salaires’ de fin de mois électroniquement et sans risque alors qu’en 1919, on devait être payé en billets et en menue monnaie proprement infectée. Contrastez que vos emplettes, vous les payerez avec du ‘touch n pay’ ou du ‘Juice’ moins risqué et que votre magasin aura au moins conscience qu’il faut désinfecter et maintenir de la distanciation sociale. Contrastez qu’en 2020, si on a de la bonne volonté, on peut, dans un ‘high income country’, faire du ‘home schooling’, ce qui était, par contre, impossible en 1919 ! Contrastez le virus arrivant alors par paquebot et maintenant surtout par avion. Contrastez le fait qu’il y a maintenant des vaccins et des respirateurs pour oxygéner les grands malades (quand Pack n Blister le permet !) et qu’il n’y avait ni l’un, ni l’autre à l’époque. Contrastez le fait que pour les 2,8 millions de morts jusqu’ici, c’est le pays le plus riche du monde qui mène le bal, les États-Unis, et que des dix pays ayant le plus de morts, neuf sont ‘développés’* ! Constatez que les États-Unis ont jusqu’ici dépensé presque 6 trillions de dollars (26 % du PIB) pour combattre la Covid-19, ayant dépensé 4 trillions pour combattre Hitler et son axe du mal ! Et que Maurice a, de son côté, mobilisé Rs 180 milliards (36 % du PIB) ! **. Contrastez le monde du livre et des quelques rares radios à galène d’alors avec celui des journaux électroniques, Netflix et des réseaux sociaux du jour…

Certains réflexes demeurent. En 1918-19, l’Europe censure toute nouvelle sur la pandémie pour garder le moral des troupes et des populations face à l’ennemi. Les premières «nouvelles» libres viendront donc d’Espagne, qui n’est pas en guerre. Pernicieusement, le reste de l’Europe se réfère donc à partir de ce moment à la «grippe espagnole» d’autant que le roi d’Espagne est un des premiers sévèrement atteints ! Cent ans plus tard, l’instinct de notre ministre de la Santé est aussi de mieux contrôler l’information et donc de dire que seule l’information officielle (GIS et MBC) doit être écoutée !

Or, comme postulé par Laura Spinney (citée par Anand Moheeputh dans Le Mauricien) dans son livre Pale Rider, the Spanish flu of 1918, un des facteurs principaux de la contagion accélérée de cette époque fut la censure, qui empêchait aussi évidemment la transmission de ‘bonnes informations’, ne serait-ce que pour mieux se défendre !

Il est vrai, par ailleurs, que le trop d’informations peut nuire, notamment si on y inclut les ‘fake news’… Il suffirait donc, avant toute chose, de bien choisir ses sources d’informations fiables, n’est-ce pas ? En sommes-nous vraiment capables, 100 ans après la grippe ‘espagnole’ ?

Pas sûr…

 

Ph A. Forget

 

*Dans l’ordre, États-Unis, Brésil, Inde, France, Russie, Grande-Bretagne, Italie, Espagne, Turquie, Allemagne…

** Il est vrai que les Rs 80 milliards de la MIC ne sont pas encore toutes dépensées.

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